Et si en enfer, nous y trouvions notre paradis... (Gabriel)

A l’origine Gabriel n’a pas été créé pour être un guerrier, mais pour être le messager de Dieu, l’archange de la bonne nouvelle. Il n’est pas connu pour sa rage, ni pour son désir de combattre les créatures obscures qui peuplent les Enfers. Avant d’user de la force, il tente les négociations. Son Père l’apprécie pour son calme en toute circonstance. Il dégage de cet archange un sentiment de paix et de sécurité. Sa puissance est dévastatrice. Dès lors des premiers conflits célestes, il a fait partie des premiers guerriers que Dieu a envoyés. Les humains se souviennent encore de cette image de lui, ailes déployées, son épée à la main. Son effigie a été peinte à de nombreuses reprises et elle est connue de tous. Depuis des temps immémoriaux, les anges ne sont plus apparus de cette façon aux êtres humains. Une fois a suffi pour constituer leur foi autour du Seigneur Divin et maintenir cette croyance à travers les âges. Seulement voilà, vivre au Paradis et avoir sa place dans la hiérarchie céleste n’est pas de tout repos. La guerre entre le paradis et l’enfer est toujours monnaie courante. Et c’est en vue d’une nouvelle mission que l’archange se prépare à partir. L’un des leurs a été capturé par les démons et est maintenu en captivité depuis plusieurs jours. Son frère est descendu sur Terre afin de veiller sur un enfant qui présente les capacités de devenir un prophète, mais pendant sa mission il semblerait qu’il ait été repéré. Ce sont des choses qui arrivent, malheureusement… mais c’est extrêmement rare que les démons s’embarrassent avec eux. Il y a probablement quelque chose qui se trame et Gabriel n’aime pas ça…

Vêtu d’un jean noir et d’un sweat à capuche de couleur identique, l’archange observe son reflet et passe une main dans sa masse blonde. Il hésite à relever ses cheveux, mais finalement, il n’en fait rien. La capuche du sweat est là pour le dissimuler au maximum lorsqu’il croisera quelques démons qui se montreront un peu trop curieux sur son apparence. Gabriel a le désavantage de la célébrité. Son visage n’est pas totalement inconnu. Selon là où il sera obligé de se rendre, il devra se cacher ou bien se faire suffisamment discret pour ne pas attirer l’attention. Il ne peut pas se permettre d’échouer. Il compte mener à bien cette mission et ramener son frère chez eux. Même si Haniel n’a rien trouvé de mieux que de choisir Katriel comme partenaire… L’archange a dû faire preuve de retenue pour ne pas protester contre le choix de son supérieur. Pas parce que Katriel n’est pas qualifiée pour ce type de mission mais parce que… parce que… parce qu’il n’a pas envie de la savoir en danger… Le hasard a bien fait les choses en le choisissant pour l’accompagner en Enfer, mais l’idée qu’elle puisse être blessée ou bien en danger le contrarie. Il ne supporterait pas qu’il lui arrive quoi que ce soit. Au fond de lui-même, il est parfaitement conscient que s’il devait choisir entre leur frère capturé et Kat, il la choisirait. Et c’est contraire à l'éthique. Ce qu’il ressent pour elle est contraire à tout ce qu’il connaît, à tous les principes angéliques que le Seigneur a instauré lors de leurs créations. Jamais il n’a franchi la moindre limite. Être un ange lui interdit d’aimer une personne en particulier, ni de commettre le péché de chair. Il n’a pas le droit d’aimer Katriel. Depuis des siècles, il noie cette attirance, ce désir de l’avoir dans ses bras, de goûter à ses lèvres pulpeuses, de sentir la chaleur de sa peau contre la sienne. L’une des rares choses qu’il s’est un jour autorisé c’est un effleurement de main. Un échange de regard partagé a suffi pour les lier. Entre eux, il n’y aura jamais rien d’autre que quelques effleurements. C’est un besoin pour pouvoir continuer à faire comme si de rien était.

Une fois prêt, il se décide enfin à rejoindre Katriel à leur point de rendez-vous : l’entrée du paradis. Celle-ci est gardée par Ridwan. Il s’assure que ceux qui se présentent devant les portes sont bien autorisés à se trouver-là. Son frère archange a probablement le rôle le plus important de tous. C’est celui qui semble le moins contraignant en apparence, mais son importance est plus que capitale. Dès qu’il s’approche des grilles, Gabriel la voit. Il marque un léger temps d’arrêt lorsqu’il constate la tenue dans laquelle elle se trouve. Ses magnifiques cheveux flamboyants sont relevés et son corps est parfaitement moulé dans une tenue sombre. A l’image qu’on pourrait se faire d’une démone, Katriel est magnifique. Ses yeux bleus sont rivés sur elle et la détaillent sans la moindre honte. Il se permet quelque chose qu’il n’aurait pas pu faire avec un public. Au fond de lui, il sent poindre le désir. Des pensées interdites l’effleurent. Il les repousse. Il ne peut pas se permettre le moindre écart. Ils ont une mission à mener à bien. Et aussi difficile cela va être d’avoir auprès de lui une créature aussi belle, Gabriel souhaite garder le contrôle…

— Salut Kat, lui répond-t-il de sa voix profonde. Je suis prêt, et toi ?

Sa question s’intéresse surtout à son état d’esprit plutôt qu’à sa tenue. D’apparence, elle est prête à se fondre dans les paysages infernaux. Il détaille sa bouche carminée qu’il crève toujours un peu plus d’embrasser. Parfois, il se demande comment les autres n’ont jamais pu remarquer la manière dont ils se dévorent des yeux… ou peut-être ne veulent-ils pas voir, du moment qu’ils ne font que ça… Depuis que ses sentiments ont évolué vis à vis d’elle, le caractère injuste de leurs règles s’est imposé à lui. Les hommes ont le droit de s’unir et de connaître les affres de l’amour sans connaître la moindre punition divine. Un ange qui ose braver l’interdit se retrouve déchu, balancé sans le moindre état d’âme aux enfers ou sur terre à subir mille tourments… Pourquoi ? Pourquoi ne pourrait-il pas aimer librement Katriel alors qu’ils sont tous les deux des êtres divins ? Quel affront feraient-ils à leur peuple ? Ce sont des questions auxquelles Gabriel ne possède pas les réponses… Malgré tout le désir et l’amour qu’il éprouve pour la belle archange, il n’osera jamais mettre en péril sa nature.

Sentant leur présence, Ridwan apparaît près d’eux afin de leur souhaiter un bon voyage et bonne chance pour retrouver leur frère perdu. Gabriel le remercie avant de se tourner de nouveau vers sa partenaire. Délicatement, il saisit sa main et enveloppe ses doigts fins. Après un dernier signe de tête envers Ridwan qui leur fait un signe de la main, les deux anges quittent le paradis pour gagner la Terre. A l'abri du regard des humains, ils apparaissent dans une ruelle. Il n’a pas choisi cette destination aux hasards car une porte vers l’enfer se trouve non loin. Gabriel aurait dû relacher la main de Kat dès leur atterrissage, mais il maintient le contact encore quelques secondes. Son pouce caresse le dos de sa main avant de se décider à séparer leurs peaux. C’est avec un léger voile de regret qu’il fixe leurs deux mains précédemment jointes.

— Nous ferions mieux de ne pas perdre de temps… On ne sait pas où ils le détiennent.

Le temps est peut-être compté pour leur frère. Beaucoup de choses peuvent se jouer à quelques minutes, voire même quelques secondes. Ils ne peuvent pas se permettre de papillonner quand la survie d’un des leurs dépend d’eux.

Passion vieille de plusieurs millénaires, Gabriel n’a pu l’exprimer clairement auprès de Kat. Ce genre de sentiments n’est pas permis pour les créatures célestes. L’attachement autre que fraternel a toujours été proscrit, et depuis bien trop longtemps maintenant, l’ange observe sa belle à la chevelure flamboyante de loin. Il est parfaitement conscient de leur attraction mutuelle. Depuis ce jour où il a pris le risque d’effleurer sa main, ils sont liés l’un à l’autre. C’est nécessaire qu’entre eux il n’y ait rien d’autre car ils risquent de compromettre leur nature. Ils n’ont pas le droit de s’aimer autrement que de manière platonique… Et plus les années passent, plus c’est difficile de refouler ses sentiments. Surtout lorsqu’elle apparaît aussi désirable qu’en cet instant. Habillée comme une démone dans une tenue des plus moulantes, ce qui attire le regard clair de Gabriel, ce sont ses lippes teintées de rouge. Charmante et envoûtante habituellement, Kat apparaît comme un être sensuel ; le serpent qui séduit Eve dans le jardin d’Eden. Sauf que dans la présente histoire, elle serait plutôt le chapitre suivant : Eve séduisant Adam pour qu’il croque à son tour dans le fruit défendu. Il craignait déjà beaucoup le bon déroulement de cette mission. Pas parce qu’il doute des capacités de Kat à se défendre en cas de besoin, mais parce que s’ils doivent essuyer une attaque, l’archange cherchera à tout prix à la protéger ; et maintenant qu’il la voit, il ne sait pas comment il va faire pour ne pas céder à la tentation qu’elle représente.

Ridwan arrive au meilleur moment - ou au pire, selon les points de vue. Il permet à Gabriel de reprendre ses esprits et de se concentrer à nouveau sur la situation actuelle. Les deux archanges s’apprêtent à vivre une mission dangereuse en plongeant au cœur même de l’Enfer pour retrouver leur frère ange kidnappé. Rien n’affirme qu’il n’est pas mort à l’heure qu’il est, mais le Ciel ne peut pas se permettre de rester dans le flou… C’est sur cet ange que Gabriel doit se concentrer, et non sur Kat… Aussi séduisante soit-elle… Seulement, quoi qu’il fasse, peu importe la force qu’il place dans cette lutte, la belle rousse reste toujours au premier plan dans chacune de ses pensées. Il est foutu, mordu, totalement dépendant de ses sentiments trop longtemps tus. Prendre sa main est un geste risqué. Jamais auparavant il ne s’est laissé aller à saisir cette partie d'elle avec la sienne. Les effleurements ont été le grand maximum. Alors, enrouler ses doigts autour des siens provoque un frisson qui remonte le long de son bras. Il est douloureusement conscient de la douceur de sa peau sur la sienne. Prendre cette initiative pourrait le conduire à en vouloir plus. Néanmoins, s’il ne profite pas de quelques occasions, Gabriel deviendrait fou car il ne saurait alors plus gérer cette puissante attraction qui le lie à Katriel. Ridwan ne semble guère se conformer de son geste, étant donné qu’ils vont se téléporter sur terre à proximité d’une bouche des enfers.

Une fois arrivé à destination, à l'abri des regards indiscrets, l’archange ne lâche pas sa main immédiatement. Il en profite pour faire glisser son pouce sur la peau de sa main dans une brève caresse. Mais ne pouvant pas pousser le vice plus loin, il se voit contraint de la lâcher à regret… Il tente tant bien que mal de rester concentrer sur leur mission, mais le voile de regret dans le regard de Katriel fait écho au sien. Tous les deux crevés de tristesse à l’idée de ne pas pouvoir s’aimer plus librement que ce qui est autorisé. Il aimerait pouvoir la rassurer, lui affirmer qu’il existe un moyen pour eux d’être ensemble, de s’aimer librement… mais il n’en est rien. Ou tout du moins, aucun qui n’implique pas la déchéance… Ni elle, ni lui, n’est prêt à abandonner ses ailes, à renier leur nature. S’aimer est leur croix à porter. Ce serait tellement plus facile si cet amour était à sens unique… Gabriel aurait pu passer à autre chose, se faire une raison.

Ensemble, ils franchissent le portail menant en Enfer. Dès la première seconde, l’atmosphère étouffante les enveloppe. La chaleur des lieux est infernale pour eux qui viennent du Paradis où l’air y est plus frais, plus respirable. La luminosité est en grande partie composée de nuance de rouge et de noir. À croire que toutes les autres couleurs ne sont pas les bienvenues. Dans cette ambiance tamisée, les cheveux de Katriel sont mis en valeur. Ils sont bien plus beaux qu’ils ne l’ont jamais été. Il faut beaucoup de force et de conviction à Gabriel pour ne pas céder à la pulsion de glisser ses doigts dans cette chevelure flamboyante afin d’en apprécier la douceur… Le bruit ambiant bourdonne dans leurs oreilles, comme une cacophonie tortueuse. Encore un autre contraste avec le Paradis où le silence serein règne en maître et où quasi aucun mot n’est prononcé plus haut que l’autre. Il n’est pas familier à cette ambiance austère. Il a presque déjà hâte de repartir. La présence de Kat à ses côtés ne sera pas de trop. Il rabat sur ses cheveux la capuche de son sweat aussi noir que le reste de sa tenue. Son visage est connu ici bas. Peut-être pas par tous les démons, mais il suffit de distiller le doute chez l’un d’entre eux pour que la rumeur enfle et explose. Gabriel ne souhaite aucunement compromettre leur mission. De même qu’il souhaite retourner là-haut en un seul morceau, avec clé du succès.

Parce qu’ils ne peuvent pas rester là et ne rien faire, il saisit de nouveau la main de son aimée pour l’entraîner à sa suite. Dès que leurs peaux sont en contact, supporter cette atmosphère et cette ambiance lugubre est tout de suite plus facile. Une brise de bien-être le gagne dès qu’elle est près de lui. Dans les dédales infernaux, Gabriel évite les endroits trop fréquentés par les démons. Il baisse souvent la tête pour regarder ses boots sombres et éviter ainsi de croiser un regard familier. Il ne peut pas compromettre la mission en étant imprudent. Ici, ils sont en territoire ennemi. On les tuerait si cela venait à se savoir. Les deux archanges se déplacent en silence. Sous leurs pas, les graviers crissent. Impossible de surprendre qui que ce soit avec un sol pareil… Il leur faudra miser sur autre chose pour un élément de surprise… Au fur et à mesure qu’ils s’enfoncent dans les profondeurs infernales, les cris et les gémissements de douleur ne tardent pas à se faire entendre. Quelques pauvres êtres sont torturés derrière des portes de leurs prisons… Soudain, les sens de Gabriel entrent en alerte. Son instinct lui parle et lorsque c’est le cas, il l’écoute sans faire d’histoire. Il tire sur le bras de Katriel afin de les mettre à l’abri dans un coin sombre et étroit. Si étroit qu’ils se retrouvent plaqués l’un contre l’autre. Non loin d’eux, une troupe de démons passe sans les voir. Lorsqu’il avise qui est à la tête de cette troupe, il comprend pourquoi ses sens se sont ainsi affolés : il s’agit de l’un des Grands Ducs. Rien ne l’aurait empêché de venir à bout de ces deux archanges s’il avait eu conscience de leurs présences ici bas.

Le bruit de leurs pas s’étouffent au fur et à mesure qu’ils s’éloignent. Son prénom murmuré le ramène à l’instant présent et aussitôt, Gabriel reporte toute son attention sur Katriel. Et c’est là qu’il comprend. Son corps est plaqué contre le sien. Son bras gauche est enroulé autour de sa taille, afin de lui offrir une protection au cas où les événements auraient mal tournés. Son visage baissé vers le sien, leurs soufflés se mêlent. Jamais, auparavant, ils n’ont été aussi proches. Dans sa poitrine, le cœur de Gabriel cogne comme un forcené. Cette nouvelle proximité est grisante, tentatrice. Il ne tient qu’à eux d’en faire une salvatrice. La main libre de l’archange se pose sur la joue de Kat. Il voudrait la tenir éternellement dans ses bras, là où est sa place : près de son cœur. Délicatement, il dessine de ses doigts l’ovale de son magnifique visage avant que son pouce n’effleure sa lèvre inférieure dans une caresse délicate.

— Kat… souffle-t-il. Tu es mon jardin d’Éden, mais aussi la plus grande des tentations.

Lutter, c’est tout ce qu’il lui reste à faire pour le moment. Son front tombe contre le sien. Sa main glisse sur la ligne de son cou. Ce serait si facile de l’embrasser. Leurs lèvres ne sont plus qu’à quelques centimètres l’une de l’autre. Il pourrait enfin connaître leur goût, leur douceur. Mais il y perdrait son intégrité, sa nature, ses ailes. Il effleure sa bouche, ses traits sont torturés par ce qu’il s’apprête à dire. Mais c’est un mal nécessaire, s’ils ne veulent pas tout perdre.

— Je t’en supplie, dis-moi d’arrêter.

La tentation à l’état pur se niche dans ses entrailles. Tel le serpent de la Bible, elle rampe dans ses veines, anime tout son être tel un pantin entre les mains du marionnettiste. Il serait tellement plus simple de céder à la pulsion et à la passion, refoulant la douleur tortueuse que vient broyer son âme dès lors que ses iris bleutés se posent sur l’ange à la chevelure flamboyante. Dans cette ruelle étroite, à l’abri des regards, leurs corps se pressent l’un contre l’autre. Chacune des parcelles de sa peau en contact avec la sienne se réveille lentement, grisant ses sens, floutant sa propre raison. Gabriel oublie la mission. Peu importe ce frère probablement torturé dans les bas fonds infernales, jamais en des millénaires d’existence il n’a été aussi proche de Katriel. Il a le loisir de pouvoir la toucher, se gorger ainsi de son contact. Ivre de son odeur, son nez plonge dans ses cheveux orangés. Sa fragrance est aussi fraîche que la brise matinale d’un matin d’été. Elle est son rayon de soleil, la douce chaleur qui l’enveloppe dès qu’elle pose son regard sur lui, dès qu’elle effleure discrètement sa main à l'abri des regards de leurs semblables. L’ange perd la tête. Il en oublie la menace qui pèse durement sur leurs têtes. Les démons qui peuplent les Enfers ne sont plus qu’un vague souvenir, un arrière-plan flou qui ne mérite plus la moindre attention. Il n’est focalisé que sur elle : sa douce et ultime obsession, son jardin d’Eden, sa tentation, sa Némésis contre laquelle il n’a aucune envie de lutter, mais plutôt de l’accueillir en son sein et la garder uniquement pour lui. Si pour une fois, une seule et unique fois, il pouvait avoir l’opportunité de se laisser aller, il pourrait goûter à la saveur de sa peau, connaître la douceur de ses lèvres carminées sur les siennes, se repaître de son nectar sucré. Rien ne l'empêche si ce n’est les lourdes conséquences qui découlent d’un tel acte. Bannis, maudits, déchus… Leur place ne serait plus sous la voûte céleste, mais dans cet endroit dont l’odeur de soufre et la chaleur suffocante prennent le pas sur l’âme. Il pourrait ensuite à loisir se laisser aller à la passion, se vautrer dans la luxure pécheresse sans la moindre honte, et le moindre remord. Mais compromettre Katriel est quelque chose que Gabriel ne peut pas se permettre. Cela va bien au-delà de l’idée de se compromettre lui-même et perdre son intégrité. Il n’y a qu’elle qui compte, et ce, depuis des millénaires. Tous les autres n’ont plus la moindre importance depuis qu’elle a envahi son cœur et son esprit.

Leurs souffles mêlés, sa main posée sur sa joue, Gabriel souffre de la distance imposée par leur Père. S’ils avaient été humains, Kat aurait été sienne depuis longtemps. Il se serait déjà niché dans le fond de ses entrailles pour y créer sa place et laisser une trace indélébile de son passage. Malgré cela, elle reste sienne. Elle lui appartient, tout comme il lui appartient. Pour elle, il ferait absolument tout si elle le lui demandait. Elle est le dernier fil qui maintient encore sa raison à flot, avant qu’il ne sombre définitivement dans la folie. Son cœur violemment dans sa poitrine. A l’unisson retentissent les battements de ceux de Katriel. Ils sont faits l’un pour l’autre. Il n’a aucun doute là-dessus. Leur Père est bien vil pour avoir osé créer deux êtres faits pour s’aimer passionnément et leur interdire de succomber. Contrairement à ce que les humains pensent, Dieu n’est pas bon… Il peut être manipulateur et calculateur. Il joue avec ses propres enfants, apprécie de les voir souffrir afin de juger s’ils méritent le Paradis. Les deux archanges ne sont que deux victimes de plus dans ses machinations. De la pulpe de son pouce, Gabriel caresse sa lèvre à défaut de pouvoir l’embrasser jusqu’à en perdre le souffle et la raison. Il la sent frissonner entre ses bras. Il voit à travers son regard la souffrance jumelle de la sienne. Il n’est pas seul dans la tourmente. Elle est avec lui. Ils sont deux êtres écorchés par la puissance de leur amour impossible. Son front contre le sien, Gabriel s’abime un peu plus dans la déchéance. Ses doigts glissent le long de la ligne de son cou. Il suffirait de peu pour qu’il l’emprisonne suffisamment et ne les fasse tous les deux tomber dans la disgrâce. Elle ne se débattait même pas, il en est certain. Alors, il fait la seule chose qu’il lui est encore possible. Il la supplie de le repousser. ll n’y a rien qu’il ne ferait contre sa volonté. Katriel le comprend comme personne. Bien plus forte que lui, elle lui dit ces mots qui refoulent le monstre tentateur. Son esprit est obligé de s’éclaircir, de voir à nouveau le monde qui l'entoure avec une netteté accrue. Petit à petit, il n’y a plus que Kat. Il y a aussi le mur contre lequel elle est emprisonnée, il y a le bruit environnant… Sa petite main sur sa joue, infime reflet de la tendresse qu’elle éprouve pour lui, suffit à soulager son cœur. Au moins un peu.

— Au moins, nous serions ensemble, dit-il dans un dernier murmure traduisant un dernier affre de tourment.

Les deux archanges subissent une même problématique. Ni l’un, ni l’autre ne souhaite entraîner l’autre dans la déchéance. C’est cette force qui les maintient dans le droit chemin. Ni plus, ni moins. Sans cette solidarité mutuelle quant à leur dévouement, ils auraient sûrement sombré il y a longtemps. Mais plus les siècles passent, plus il est difficile de résister… Gabriel le sent au plus profond de lui. Lentement, il recule. Son front se détache du sien. Son regard vient retrouver le sien. Celui de son aimée est voilée par la mélancolie, et gorgée par la tristesse. Un nœud se serre dans sa gorge. Il n’aime pas savoir qu’elle souffre. S’il pouvait, il emmagasinerait sa peine pour la combiner à la sienne et affronterait seul les tourments du malheur et de l’injustice. Avant que sa main ne quitte sa joue, Gabriel s’en saisit délicatement. Il tourne la tête vers sa paume et y dépose un baiser délicat. Lorsqu’il la libère, il se sent vide. Lentement, il recule et se dégage pour regagner la rue principale. La troupe qu’ils ont souhaité éviter de croiser est désormais loin. Eux seuls ont connaissance des affres qui ont eu lieu dans l’étroitesse de la ruelle. L’archange réajuste sa capuche sur sa tête et d’un mouvement lent, il tend de nouveau sa main à Katriel pour qu’elle s’en saisisse. S’il doit freiner ses plus bas instincts, elle peut bien lui offrir au moins sa main…

— Allez, viens, dit-il d’une voix douce. Notre frère nous attend…

Gabriel souffre de cette distance forcée. Elle le torture. Les millénaires passés à refouler ses sentiments ne changent absolument rien à cette envie proscrite de posséder Katriel, de laisser libre court à la pureté de son amour pour elle. Ça le ronge de l’intérieur. L’ange aux cheveux de feu représente à la fois son salut et sa damnation. Elle tient entre ses mains la clé de sa délivrance, ainsi que celle de sa souffrance perpétuelle. Elle seule peut le repousser encore alors qu’il crève d’envie de déposer sa bouche sur la sienne, goûtant ainsi le velouté de ses lèvres. Il crève de ne pas pouvoir l’aimer réellement et correctement. Les œillades, les légers attouchements discrets… tout ça, ce n’est plus assez. Cela ne l’a jamais été, mais c’était tolérable au début. Katriel est son interdit, sa pomme rouge dans l’arbre de l’Eden. Sa passion n’est ni plus ni moins que le serpent malicieux qui susurre à sa raison de céder et de réclamer ce qui lui revient : le droit de connaître la chaleur d’une étreinte charnelle, la douceur de sa peau sur la sienne, la félicité qui s’ensuit le plaisir assouvi. Heureusement pour Gabriel qu’à deux, ils sont plus forts que ce feu qui les consume petit à petit. Il ne fera jamais rien pour l’entraîner vers la chute, et réciproquement. S’ils devaient tomber, cela se ferait ensemble. Pas autrement. Il note dans ses beaux yeux marrons le voile de doute en réaction à ses paroles. Oui, s’ils commettent l’acte pécheur, ils seraient damnés ensemble. Ils souffrent tous les deux de leur condition.

Lentement, l’archange finit par se détacher d’elle. Dès que la distance reprend un peu ses droits, Katriel lui manque déjà. Même si elle se tient juste à ses côtés, ce n’est plus assez. C’est tout contre lui qu’il souhaite la sentir. Mais ils ne peuvent pas dépasser les limites du tolérable. Leur amour ne peut être que platonique. Ils devront se contenter de ça. Après avoir déposé un unique baiser dans la paume de sa main, Gabriel s’éloigne pour rejoindre la rue principale. Il réajuste sa capuche, veillant à ce que son visage soit suffisamment dissimulé pour ne pas être reconnu par le premier démon du coin. Puis, il lui tend sa main afin qu’elle s’en saisisse. S’il ne peut pas l’avoir davantage, il veut au moins avec sa main dans la sienne. Il se contentera de ça, à défaut de mieux. En espérant qu’il ne frôle plus la barrière le conduisant à la folie. Mais rien n’est moins sûr. Après quelques instants, Katriel glisse ses doigts fins dans les siens, et sa main se referme sur la sienne, l’enveloppant de sa chaleur. Leur frère les attend… En espérant qu’il ne soit pas trop tard…

Quelques jours plus tard.

Au-delà des démons et autres créatures qui peuplent les lieux, l’Enfer en lui-même est un danger pour les êtres de lumière. La chaleur des lieux pèse sur leurs épaules. Gabriel ressent chaque jour un peu plus cet état d’affaiblissement qui le gagne. S’ils ne retrouvent pas leur frère rapidement, ils ne seront plus en capacité de pouvoir lui venir en aide. Plus ils avancent dans leur recherche, et plus ils s’enfoncent dans les tréfonds infernaux. Ils peuvent à peine profiter de quelques moments d’accalmie pour se reposer. Ils ne sont en sécurité nulle part, même s’ils sont assez discrets pour ne soulever aucune curiosité et qu’on les laisse relativement tranquille. Il est cependant déjà arrivé qu’ils doivent fuir le plus rapidement possible. Ils ont déjà dû se battre aussi, sans pour autant révéler qu’ils sont deux anges en mission. Lucifer lui-même aurait fini par venir les débusquer s’il était au courant que deux de ses anciens frères traînent dans le monde souterrain. La main de Katriel ne quitte que très rarement la sienne. Leurs doigts entrelacés ne laissent aucun doute quant au lien qui les unit. Ici, ils ne s’en cachent pas, ils n’ont pas le temps de s’inquiéter de ça. Il y a longtemps que la soif a saisi la gorge de Gabriel, irritant ses cordes vocales. Il en est de même pour Katriel. Dès lors qu’il en a l’occasion, l’archange tente de prendre soin d’elle. Mais ils n’ont pas les ressources nécessaires pour pouvoir pallier tous les manques que l’Enfer fait peser sur eux. La force mentale, c’est tout ce qui leur reste pour tenir le coup. Ca, et le fait d’être ensemble, quoi qu’il advienne.

Malgré le repos qu’ils arrivent à glaner, ce n’est guère suffisant. Gabriel a l’impression qu’il lui faudra au moins mille ans pour se remettre de cette mission. Il en connaissait les risques. Il savait que ce serait loin d’être facile. Mais ce n’est pas pour autant qu’il vit bien tout cela. Pour économiser leurs forces, les deux archanges évitent de parler inutilement, gardant leur salive pour étancher au mieux la soif. Leur chemin se fait souvent en silence. Les fois où ils s’autorisent à discuter, c’est lorsqu’ils trouvent un endroit où se poser et se reposer. Dans ces moments-là, ils sont souvent lovés l’un contre l’autre. Gabriel la tient entre ses bras et ils s’organisent pour veiller l’un sur l’autre à tour de rôle. Gabriel ne s’autorise pas à se reposer plus que le strict nécessaire, contrairement à Katriel qu’il laisse dormir de tout son soûl. Le regard rivé droit devant lui, il marche jusqu’à leur prochaine destination. Perdu dans ses pensées, il revient à l’instant présent lorsqu’il sent la caresse de la main de Katriel sur son bras. Il tourne la tête vers elle pour la couvrir de son regard. Le sourire qu’elle lui offre alors vaut bien plus que tout l’or du monde. Celui qui vient légèrement fleurir sur ses lèvres en réponse est automatique. Il n’a guère besoin de se forcer lorsqu’il s’agit de sa bien aimée.

— Il ne nous arrivera rien, dit-il d’une voix rendue irritée par la lourde atmosphère qui s’épaissit de jour en jour. Je t’en fais la promesse.

Quitte à ce qu’il n’y en ait qu’un seul sur les deux qui rentrent au Paradis, Gabriel est déterminé à ce que Katriel soit saine et sauve lorsque tout ceci prendra fin. Sans s’en rendre compte, les deux archanges ont arrêté de marcher et se fixent avec amour et tendresse. Tout ce qu’ils n’ont pas le droit de faire trouvent refuge dans le regard qu’ils échangent. Son cœur se serre lorsqu’il avise cette unique larme qui coule le long de sa joue. Délicatement, il vient cueillir celle-ci du bout du doigt. Mû par une pulsion soudaine, il porte cette goutte salée à ses lèvres. Celle-ci n’a pas la vertue miraculeuse d’étoffer la soif aride qui l’habite, mais il a la sensation d’un bref regain d’énergie. Il a envie de l’embrasser jusqu’à ce que son souffle s’épuise, mais il ne peut pas. La puissance de son amour le ronge de nouveau, et avant de se laisser aller à céder à ses pulsions, il se reprend. Sa paume vient envelopper la joue de Katriel pour déposer une caresse tendre sur sa peau. Elle répond en pressant davantage la main qui tient la sienne.

Leur marche reprend. Les minutes, les heures s’enchaînent. Les lieux sont déserts, mais Gabriel ne se laisse pas aller à baisser sa garde. Les démons peuvent être partout et surgir à n’importe quel moment. Et justement, au bout d’un temps interminablement long, un bruit autre que le son de leur pas vient troubler le silence inquiétant. Comme un seul corps, les deux archanges s’arrêtent brusquement. Leurs sens sont aux aguets. Il ignore s’il est le premier à trouver d’où vient le bruit, mais son corps se place instinctivement devant Katriel afin de la protéger d’une quelconque attaque. Une silhouette se découpe, s’avance vers eux. Le poing serré autour de la poignée de son épée, il est prêt à se battre si besoin. Cependant, s’il y a bien un démon que les deux archanges ne s’attendaient pas à croiser en Enfer, il s’agit bien de celui-ci : Malachai, anciennement connu comme Cassiel. La surprise se lit sur les traits de Gabriel, néanmoins, il se reprend rapidement.

— C’est gentil de ta part de nous honorer de ta présence, Cassiel.

Il n’ose pas abaisser son arme. Cassiel a été déchu après avoir commis l’acte de chair avec une humaine il y a un bon millier d’années. La sentence a été immédiate. Aussitôt rappelé au Ciel pour mieux être balancé en Enfer, celui-ci a quitté son identité pour en former une nouvelle. Gabriel n’arrive pas à se faire à ce nouveau prénom, Malachai.

— Que veux-tu ? demande-t-il sans le moindre préambule.

A côté d’eux, Cassiel est en pleine forme. Les deux archanges ont perdu beaucoup trop d’énergie pour pouvoir sortir indemne d’un énième combat. Même s’ils arrivent à une victoire, celle-ci sera bien piètre et les laissera fort probablement à l’agonie.

L’ambiance lourde et suffocante de l’Enfer pèse sur les deux anges. Leur énergie laisse de plus en plus à désirer, eux qui sont si puissants. Ils ne pourront pas continuer indéfiniment comme ça. S’ils ne retrouvent pas bientôt leur frère emprisonné, ils finiront par y laisser également leur essence. Et si Gabriel est prêt à mourir pour une noble cause, il n’est pas prêt à laisser Katriel en faire de même. L’ultime solution serait qu’ils abandonnent les recherches avant qu’il ne soit trop tard pour eux afin de retourner vers le Paradis pour retrouver leur énergie céleste. Ils n’en sont pas encore là, mais s’ils continuent de tourner en rond, c’est quelque chose qu’ils devront envisager ; même si cela veut dire réinstaurer les distances qu’ils ont réduites en s’exprimant à coeur ouvert et en osant quelques gestes tendres l’un envers l’autre. Fatalement, lorsqu’ils devront retourner là-haut, faire comme si de rien était va s’apparenter à une véritable torture. Ne plus pouvoir caresser sa peau, tenir sa main, la serrer dans ses bras lorsqu’elle prend du repos… tout cela ne sera plus permis - bien qu’il ne le soit déjà pas. Gabriel aura le temps d’y penser. Plus tard. Pour l’heure, il a d’autres chats à fouetter. Et l’un d’entre eux se nomme Cassiel.

Ou plutôt Malachai depuis sa déchéance. Malgré sa nouvelle identité démoniaque, l’archange n’arrive pas à se faire à ce nouveau nom. Une éternité à le connaître sous le nom de Cassiel ne peut être balayée face à quelques années sous un autre. A l’échelle angélique, les perspectives sont tout autres. Peut-être un jour Gabriel arrivera-t-il à songer à lui différemment, mais celui-ci n’est pas encore arrivé. Alors peut-être que ça fait mal aux oreilles du démon de se faire appeler par son ancien nom, mais l’archange ne ploiera pas face à un ancien frère. Et si Katriel semble avoir légèrement baissé sa garde en le découvrant, pour lui, il n’en est rien. C’est certes leur père qui a arraché ses ailes à Cassiel suite au péché de chair qu’il s’est adonné avec une humaine, mais en devenant démon, ils sont devenus des ennemis naturels. Qui sait ce qui pourrait se passer dans sa tête face à deux anges mal en point ? L’occasion serait trop belle pour les laisser filer, non ?

L’instinct de Gabriel le pousse à se placer en avant par rapport à la jolie rousse, et bien évidemment, en faisant cela, il donne un indice précieux à Cassiel. Mais à l’instant présent, cela ne le préoccupe pas des masses. Il est surtout curieux de savoir ce que sa présence annonce. Et on ne peut pas vraiment lui en vouloir d’être méfiant. Il se retient de rouler des yeux lorsque Cassiel lui rappelle son nouveau nom. Alors qu’il prépare une remarque acerbe, celle-ci meurt étouffé dans l'œuf lorsque Katriel agrippe sa manche pour lui intimer d’éviter de trop le provoquer. Les raisons sont évidentes : ils sont affaiblis à cause du temps passé en Enfer, et Malachai est sur son terrain de jeu, en plus d’être dans une forme olympique. Gabriel doit faire un effort surhumain pour se taire. Il se mord même la langue lorsqu’il s’adresse à Kat en mettant le doigt sur leur relation. La petite voix de sa conscience lui fait remarquer que justement, “il ne savait pas” ; donc qu’il ne sait rien, à moins de prêcher le faux pour savoir le vrai, il n’a pas connaissance de l’attirance entre les deux archanges. Il attire l’attention de Cassiel en lui demandant ce qu’il veut. Gabriel ignore totalement qui est, ou ce qu’est, Kratos, mais ça lui passe totalement au-dessus de savoir qu’il a été dérangé pendant son repas.

— On fait que passer, répond-il néanmoins.

Il ne compte pas perdre de temps à expliquer à l’ange déchu la raison qui les a mené en Enfer. Cela ne le regarde pas, même si Malachai pourrait être une aide précieuse pour retrouver un ange enlevé. Un démon comme lui doit forcément être au courant s’il y a un être céleste dans les parages… Oui, sûrement. Mais Gabriel a bien trop d’égo pour s’abaisser à le questionner… Une énième preuve encore que les anges sont loin d’être aussi parfait qu’ils ne veulent bien le faire croire aux humains. Désireux de mettre ses paroles en action, sa main vient se saisir de celle de Katriel pour qu’ils puissent continuer leur chemin et mettre le plus de distance possible entre eux et Cassiel. Si ce dernier n’est pas venu là pour les arrêter, il n’y a absolument aucune raison pour laquelle ils doivent perdre davantage de temps en palabre. Ils ont un frère à libérer, et ce n’est pas en discutant avec une vieille connaissance qu’ils vont y arriver. Mais Gabriel n’a malheureusement pas fait un pas qu’il sent une légère résistance de la part de sa compagne…